Les Auteurs

ANNA KARGOL – Diplômée de la chaire de Droit et Administration de l’Université Jagiellone de Cracovie. A passé son Doctorat en 2004 au département des Sciences Politiques et Relations Internationales de l’Université Jagiellone et a reçu son titre de Docteur Agrégé à l’Université Pédagogique en 2017. Travaille en tant que professeur à l’Académie Andrzej Frycz Modrzejewski de Cracovie. Autrice de plusieurs ouvrages: « L’ordre des fils de l’alliance », « La loge cracovienne ‘Solidarność’ 1892-1938 » (Varsovie, 2013), « Le long de l’échelle de Jacob » (Varsovie, 2013), »Strug, biographie politique » (Cracovie-Varsovie, 2016), et de nombreux articles touchant à l’histoire de la Franc-Maçonnerie polonaise et à l’histoire et la culture des Juifs polonais. Analyste des domaines maçonniques et paramaçonniques dans la culture, l’histoire et la pensée politique polonaise, principalement dans la période de l’entre-deux guerres.

DOMINIQUE LESAGE – (né le 12 novembre 1951 à Nancy). Diplômé de l’École Nationale des Beaux-Arts, ingénieur bâtiment, acteur et réalisateur de théâtre, cadre dirigeant dans différentes société françaises établies en Pologne. Possède la nationalité polonaise depuis2008. Fondateur de la « Fondation Saint Exupéry Pologne ».Ancien délégué auprès de la Chambre de Commerce et d’Industrie française en Pologne.Nommé en 2005 puis en 2014 par le Ministre de la Culture au Conseil de l’Institut Polonais de l’Art Cinématographique.Membre de l’Assemblée des Conseillers du Commerce Extérieur de 2007 à 2015.Initié en 1986 dans la loge « Union et Fraternité » à Caen. Il fut un des acteurs de la reconstruction de la Franc-Maçonnerie polonaise à partir de l’année 1990, jusqu’à la constitution duGrand Orient de Pologne en 1997. Co-fondateur de la loge « Gabriel Narutowicz » en 1992. Garant d’amitié du GODF auprès de l’ensemble de la Franc-Maçonnerie polonaise


Entretien avec Dominique Lesage

juin 2020 et septembre 2021, Cracovie

Anna Kargol: Dominique, quand es-tu venu pour la première fois en Pologne ?

Dominique Lesage: Au tout début de l’année 1976 et j’en suis reparti fin décembre 1979, soit un séjour de presque 4 ans. Pendant les deux premières années j’ai bénéficié d’une bourse du Ministère desAffaires Étrangères. Puis j’ai été engagé sur la base d’un contrat de travail en tant qu’acteur dans le théâtre où je jouais. C’était le seul moyen de continuer à rester en Pologne, et je crois avoir été un des rares Français à obtenir une carte de séjour.J’ai alors pleinement pris la mesure de la réalité polonaise de l’époque.

AK: tu étais déjà franc-Maçon?

DL: Non, j’ai été initié dans la loge „Union et Fraternité” à l’Orient de Caen en Normandie en1986.

AK: tu as vécu en Pologne dans les années 70, avant l’état de guerre. Qu’est-ce qui pour toi était le plus choquant, en tant que Français, dans la réalité polonaise?

DL: J’avais une approche complétement indifférente vis à vis des choses matérielles. Comme peut-être d’ailleurs n’importe quel jeune de mon âge, surtout dans les milieux artistiques. Nous nous moquions totalement d’avoir quelque chose à manger, et donc nous ne nous sentions pas concernés par les queues dans les magasins. C’est simple, nous ne faisions jamais la queue. Je me rappelle qu’à un certain moment, j’avais reçu des cartes de rationnement, comme tous les salariés. Lorsque je rendais visite à ma famille en France, ma mère me racontait en rigolant qu’il y avait eu la même chose en France pendant la guerre. C’était pour moi une forme d’exotisme, dans la mesure où j’étais complétement indifférent au fait d’avoir ou non du sucre ou du beurre. Ce qui m’a peut-être le plus fasciné chez les Polonais demon entourage, c’était leur relation très particulière vis à vis des autorités et du régime. Il existait alors un concept appelé « émigration intérieure », qui consistait à ne pas prendre part à ce qui se passait dans le pays à l’initiative du régime.J’ai beaucoup aimé aussi l’attitude disons „distanciée” des Polonais face àla censure, y compris d’ailleurs parmi certains membres des autorités!Bien sûr tout n’était pas rose. C’était l’époque des débuts de la contestation politique. J’ai un jour été arrêté et contrôlé aux abords de la gare de Cracovie, car un leader de l’opposition devait arriver, et les services surveillaient tout le monde. Mais ce qui me plaisait aussi beaucoup à l’époque, c’était la grande solidarité que montraient les Polonais envers soi. Chacun trouvait de l’aide si besoin, en frappant à la porte du voisin. Cela a disparu aujourd’hui, ce n’est plus le même monde.

AK: Je confirme, ce n’est plus le même monde. Et si tu devais donner une opinion sur la société polonaise d’aujourd’hui, est-ce que tu penses que les Polonais possèdent les qualités requises pour être Francs-Maçons? Et de manière plus générale, qu’est-ce qui selon toi fait qu’une société est plus en mesure qu’une autre d’accepter la Franc-Maçonnerie? Est-ce que si tu visites tel pays ou telle ville, tu as le sentiment que ses habitants feraient de bons maçons, et d’autre pas?

DL: C’est une question très complexe. D’un certain côté, nous voyons que la Franc-Maçonnerie ne peut se développer que dans les régimes démocratiques. Là où il n’y a pas de démocratie, il n’y a pas de franc-Maçonnerie.

AK: Formellement?

DL: Oui, car à l’exception de Cuba, où la Franc-Maçonnerie est très développée, peut-être en raison d’un certain anticléricalisme et aussi parce qu’en l’autorisant il est plus facile de la contrôler, je ne connais pas d’autre exemple au monde où elle existerait dans ce type de régime. D’un autre côté, nous disons que chacun peut devenir franc-maçon, pour peu qu’il soit libre et de bonnes mœurs. Rien n’empêche donc quiconque en Pologne de devenir maçon. Bien sûr, cela demande quelques prédispositions, comme une certaine ouverture sur le monde, aux diversités d’opinions, de croyances, d’appartenances ethniques. La Franc-maçonnerie n’exclut personne. En raison des convictions religieuses pas exemple.Nous avons cependant une ligne infranchissable :quiconque exprime des opinions fascisantes ou racistes ne peut faire partie de nos loges, car c’est en totale contradiction avec nos principes et nos idéaux

AK: en regardant le paysage maçonnique polonais actuel, et ses modestes résultats après trente ans d’existence, quels sont selon toi les raisons de ce faible développement?

DL: je pense tout d’abord que la Franc-maçonnerie polonaise a peiné à faire parler d’elle: d’une part en raison du faible intérêt montré par les médias, hormis bien sûr pour les aspects sensationnels, mais aussi d’autre part en raison des réticences de certains Frère set Sœurs à s’exprimer publiquement.Une autre raison est peut-être à chercher dans le fait qu’à l’époque où sont apparues les premières loges, les candidatures venaient de milieux considérés comme appartenant à l’«élite» (je dis cela entre guillemets) financière et intellectuelle. Certains candidats sont entrés en loge en pensant y faire des affaires, d’autre en rêvant d’y trouver une forme de réveil intellectuel dans la continuité nostalgique de la Pologne d’avant-guerre.Mais les uns et les autres ont fini par être déçus et ont quitté les loges. La lueur d’espoir vient à mon avis des classes moyennes, comme nous les voyons émerger aujourd’hui en Pologne. Comme partout d’ailleurs dans notre réalité contemporaine, la Franc-maçonnerie libérale se développe principalement dans ces classes moyennes. Mais le principal problème réside peut-être dans le fait que la Franc-maçonnerie polonaise n’a pas réussi encore à se trouver une identité propre. Je ne parle ici que de la tendance «libérale». Doit-elle suivre l’exemple français en s’intéressant sans ambiguïté aux sujets considérés comme fondamentaux pour la république? Doit-elle au contraire selon le modèle anglais se limiter à des préoccupations philosophiques et historiques? Ou bien s’inspirer du modèle américain en se transformant en club de services s’occupant d’actions caritatives? etc… Je me garde d’apporter une réponse, car c’est aux seuls Maçons polonais de l’apporter. Par contre, je sais que seule une promesse clairement formulée par la définition d’une identité sera de nature à attirer les candidats. La Franc-maçonnerie libérale française a construit son identité avant tout à partir du combat pour une laïcité non exclusive et rassembleuse. Cette séparation de l’Église et de l’État est un des piliers fondamentaux de notre république, et cette conception est mal comprise en Pologne et peu pratiquée.

AK :Ce concept est mal compris en Pologne

DL :Il me semble que sous ce concept de laïcité, les opposants à la franc-maçonnerie ne veulent voir qu’un objet de lutte avec l’Église. Ce qui est totalement faux! Il y a même eu dans l’histoire des cas d’hommes religieux qui ont été initiés. Je crois même savoir qu’un Pasteur est membre d’une loge polonaise. Moi-même j’ai fait connaissance de nombreux prêtres polonais, des gens formidables vis à vis des quels je n’ai jamais caché mon admiration et mon respect, pour leur ouverture d’esprit et leur tolérance.

AK: Qu’est-ce qui à ton avis différencie la franc-maçonnerie polonaise de la française? Est-ce qu’il te semble que la franc-maçonnerie polonaise ait une approche différente de la polonaise sur la question de savoir ce qui est politique ou ne l’est pas?

DL: La Franc-Maçonnerie française, ou pour être plus précis, le Grand Orient de France s’est toujours préoccupé de sujets sociétaux comme la peine de mort et l’avortement dans le passé, et aujourd’hui, des questions d’égalité homme/femmes, d’immigration, d’environnement, d’intelligence artificielle, y compris depuis un andes sujets liés à la pandémie. Je remarque qu’en Pologne, il y a certains de ces sujets que les Francs-Maçons peinent à aborder, probablement dans la peur de se voir accuser d’ingérence, selon le schéma „les Frères veulent régir le monde»! C’est dommage, car l’exemple français prouve à quel point l’apport des Francs-Maçons sur ces sujets a été riche et utile. Les hommes politiques français–à quelques exceptions près–n’hésitent d’ailleurs pas à inviter les francs-maçons à venir partager leurs réflexions. Dernièrement, lorsqu’il a été question de modifier la loi de 1905 sur la laïcité, le Grand Maître du GODF a été invité en compagnie des représentants d’autres obédiences au palais de l’Élysée pour présenter au Président de laRépublique les conclusions des réflexions des Frères et des Sœurs sur le sujet. Je doute qu’une telle situation puisse se produire avant longtemps en Pologne. En tous cas, je ne serai plus là pour le voir! On observe donc des différences, y compris dans notre loge cracovienne, qui pourtant dépend du Grand Orient de France, lorsque nous sont communiqués les thèmes annuels proposés à la réflexion des loges. On sent bien que certains Frères préféreraient réfléchir sur des sujets éloignés de ceux qui sont communément abordés en France. Ici, le problème de l’immigration par exemple est complétement passé sous silence. Quant au sujet de l’avortement, il reste très sensible en Pologne où il continue de se mesurer à une forte opposition sociale, même si cela est en train de changer petit à petiten raison de l’inexplicable durcissement du cadre législatif.

AK: Cela m’amène à te poser une autre question : est-ce que tu penses que la maçonnerie polonaise libérale est en train de dériver vers une forme de conservatisme, à l’image de la Grande Loge Nationale par exemple? Pourtant avant la dernière guerre, la Grande Loge Nationale était à l’époque très politisée et s’identifiait plutôt au „modus vivendi» qui caractérise la maçonnerie française. C’est un vrai changement!

DL: C’est exact! Pour revenir sur ce que tu dis, la Franc-Maçonnerie polonaise du début du 20ème siècle a été réveillée avec l’aide des Français pour le Grand Orient et des Italiens pour la Grande Loge Nationale. On sait que le propre frère de Pilsudski était maçon, et lorsqu’il a envoyé une délégation à Versailles pour assister à la signature du Traité de Versailles, trois francs-maçons en faisaient partie. Mais la montée des nationalismes a ensuite tout bouleversé. Et à part le réveil de la loge « Kopernik » dans la clandestinité, rien ne s’est passé. Dans les années 70, des émissaires du GODF sont venus rencontrer Gierek afin de lui faire part de leur intention d’installer des loges en Pologne. Après réflexion, il a refusé. En fait, il ne souhaitait pas mettre des bâtons dans les roues de l’Église, avec laquelle il préférait maintenir le dialogue sans créer une situation conflictuelle qu’aurait forcément provoquée la présence de loges en Pologne. Ce qui de facto a permis à l’Église de rester la seule gardienne des valeurs morales.  Tout comme d’ailleurs la lutte avec le régime. Ainsi tous ceux qui s’opposaient au régime se tournaient vers l’Église de façon naturelle. Ce qui a pour longtemps, pratiquement jusqu’à aujourd’hui, retiré à la maçonnerie la possibilité de représenter une quelconque alternative dans la recherche de valeurs.  À la chute du régime communiste en 1989, on pensait en France que le moment était venu pour que les gens commencent à rechercher une voie alternative à celle de l’église. Sans bien sûr diminuer le rôle exceptionnel qu’a joué l’Église dans le processus de libéralisation, avec jean Paul II à sa tête. Mais par manque d’information, ou de culture sur le sujet, la société n’a pas compris que la franc-maçonnerie pouvait représenter une voie supplémentaire en tant qu’alternative ouverte n’excluant personne, et non pas comme une alternative fermée de type « ou bien, ou bien ». Elle a préféré se satisfaire du stéréotype d’une maçonnerie préoccupée uniquement par la lutte avec le clergé. Donc, s’il faut choisir, il est normal que les gens en majorité se tournent vers l’Église. Pourtant, je le répète, l’appartenance à l’un n’exclut pas du tout l’appartenance à l’autre ! D’ailleurs, la Maçonnerie n’est pas une religion ! Donc ce n’est pas comparable.  

AK : cette attitude vis à vis de la Maçonnerie en Pologne ne semble pas évoluer. 

DL : Il nous est arrivé de rencontrer des candidats qui se déclaraient en totale opposition avec les valeurs de l’Église. Mais ils ont vite remarqué que nous traitons ces questions de façon très ouverte, et que chacun peut venir chez nous, qu’il soit catholique ou non. Pendant nos travaux en Loge, il y a toujours un livre blanc ouvert sur l’autel des serments, qui symbolise le livre de la loi sacrée que chacun peut considérer comme le sien : la Bible, le Coran, la Thora etc…  

AK : Je me rappelle mon premier entretien avec toi, que j’avais eu dans le cadre de mon de diplôme de maîtrise en 1999. Je ne comprenais pas très bien cette notion de Livre Blanc, ce qui montrait à quel point j’étais attachée à la compréhension traditionnelle du livre de la loi religieuse, et c’est toi qui m’as expliqué qu’il ne s’agit que d’œcuménisme.   

DL : il ne s’agit effectivement de rien d’autre. La Maçonnerie libérale s’appuie sur un laïcisme ouvert, qui n’exclut personne, ce qui est la vraie définition de la laïcité : l’ouverture à toutes les croyances.  

AK : Quels sont les éléments de la maçonnerie française que vous avez réussi à transplanter en Pologne, et ceux qui ne s’y prêtent absolument pas ?  

DL : Je pense avant tout à ce qui touche aux concepts républicains, qui sont compris d’une manière différente par la majorité des Maçons polonais. Ici, ce sont tout d’abord les concepts de „patriotisme”, „valeurs nationales”, „Nation”. Sans bien entendu renier le besoin légitime – eu égard à son histoire – que peut avoir un pays comme la Pologne de se référer à ces notions, je crains qu’elles portent en elles les risques de faire germer des menaces comme l’isolationnisme, le nationalisme, la xénophobie etc. … qui sont contraires avec nos principes.  

En ce qui concerne certains aspects plus terre à terre, je pense que certaines règles, certains rituels, certains textes administratifs ont été adaptés en Pologne de façon trop formelle, comme par exemple les sujets liés à la Justice Maçonnique. Cela m’inquiète beaucoup de voir la façon avec laquelle on s’est amusé ici avec des interprétations d’articles, en lançant des procédures sans fin etc…  

Ce que je regrette ici, c’est une certaine forme de formalisme un peu rigide dans la pratique du rituel. Il manque souvent la légèreté que l’on retrouve dans les loges françaises. 

AK : Comme si tout le monde était né franc-maçon … (rires)   

DL : oui ! En Pologne, on a un peu l’impression que tout le monde essaye de suivre le rituel avec beaucoup d’efforts, avec zèle et acharnement !  Alors au bout du compte, il faut reconnaitre qu’ils font cela parfois mieux qu’en France, mais avec lourdeur et tension. Comme je l’ai déjà dit, il manque à mon avis dans les loges des travaux de réflexion sur les sujets sociétaux, même si je dois reconnaître que les sujets traités, philosophiques ou symboliques sont le plus souvent d’un très haut niveau et n’ont rien à envier aux travaux de nombreuses loges françaises sur ces sujets.  

AK: Parlons des faits. Tu es considéré en Pologne comme un des pères fondateurs de la Franc-Maçonnerie polonaise. Tu as créé la loge „Gabriel Narutowicz”, mais tu as aussi joué un rôle très important dans „Wolność Przywrócona”, et c’est le but de ma question. Je sais que tu étais opposé à la création du Grand Orient de Pologne, et tu t’es engagé ensuite dans le sauvetage d’une de ses loges. Pourrais-tu nous en dire plus et nous expliquer pourquoi tu as fait cela, et pourquoi tu as ensuite quitté „Wolność Przywrócona” ?  

DL : (Rires) Restons modeste et regardons les faits. Dieu merci, je n’étais pas tout seul. D’autres ont joué au début un rôle plus important que le mien. Je pense notamment à Stavrevich, Śniadach de Lille Andrzejewski, Ligęza, qui étaient très engagés au tout début. Comme eux, je connaissais le pays et la langue. Début 1996, j’y suis revenu pour la seconde fois pour des raisons professionnelles. Je ne savais d’ailleurs pas pour combien de temps. Je pensais rester deux ou trois ans, … et j’y suis encore ! En fait, j’ai eu la chance de me trouver au bon endroit au bon moment. En ce qui concerne „Wolność Przywróconą” j’habitais à l’époque à Varsovie et je faisais le voyage à Cracovie pour assister aux travaux de la loge que j’avais contribué à créer quelques années auparavant. La loge varsovienne était en pleine crise, en raison notamment de la création d’autres loges, les Frères se sont mis à douter et se sont adressés à moi pour les aider. Je ne dirais pas que je suis le seul „sauveur” de cette loge. Je pense qu’elle s’est sauvée d’elle-même, grâce aux efforts communs. J’ai simplement essayé de mettre en place des principes issus de mon expérience dans les loges françaises, ce qui au final s’est avéré payant.   

AK : Tu as quand même reçu le titre de „Vénérable d’Honneur de la Loge » pour avoir sauvé cette loge.  

DL : Aujourd’hui plus personne ne s’en rappelle. Les gens ont changé. Le flux incessant des membres entre loges et obédiences est d’ailleurs une des caractéristiques de la Franc-Maçonnerie polonaise.   Je ne connais plus personne des débuts qui soit encore actif aujourd’hui. Et je dois être un des derniers ! Contrairement à ce que l’on pourrait croire, cela ne me réjouit pas spécialement ! Andrzejewski garde encore quelques contacts, Stavrevitch s’occupe de la Serbie et ni lui ni Ligęza ne viennent quasiment plus en Pologne, et les « anciens » Lillois ont laissé la place aux jeunes, qui continuent à apporter leur soutien à Nadzieja. Il y a encore Alicja Dworak du DH qui est encore active. Elle a été initiée en France avant la renaissance polonaise. A part elle, il n’y a plus personne.  

Ces flux incessants viennent d’une certaine approche typiquement polonaise, selon laquelle tout nouveau membre possède sa propre vision de la Franc-Maçonnerie. Il a du mal à comprendre que la construction de la maçonnerie ne se fait qu’avec l’apport personnel de chacun et commence par les fondations en se terminant par le toit. Ils viennent en pensant qu’ils adhérent à une super „élite” dont ils vont tout recevoir d’un coup. Mais l’élitisme en loge ne s’acquiert que petit à petit. C’est un but dont on ne peut se rapprocher qu’en apprenant à se perfectionner soi-même. Ce n’est pas un état que l’on obtient par simple adhésion. Quand ils ont fait le constat que les choses ne vont pas comme ils le souhaitaient, certains n’ont rien fait pour améliorer la situation. Et quand ils voient qu’il devient indispensable de faire quelque chose, alors on assiste à des scissions dans les loges. On l’a vu avec la scission de nombreuses loges, voire du GODRP. Ils étaient mécontents, avaient le plus souvent de bonnes raisons de l’être, mais plutôt que de changer les choses de l’intérieur, ils ont pratiqué l’ « émigration intérieure ».Mais peut-être n’y avait-il plus d’autre issue. Tout cela explique cependant la raison de mon engagement dans „Wolność Przywrócona”. Si il restait à l’époque une chance de redresser la situation, alors il fallait la saisir sans tarder et ne pas s’enfuir.   

Pourquoi j’en suis parti ensuite ? J’ai toujours été opposé à la création du GODP, et j’ai donc fini par me poser la question de savoir ce que j’y faisais ! Par ailleurs, le fonctionnement démocratique de la loge dont j’étais Vénérable m’obligeait à entériner les décisions qui étaient prises au niveau de l’obédience et de la loge, même si je n’étais pas d’accord avec. Enfin, je ne souhaitais pas appartenir en même temps au GODP et au GODF. 

Et puis j’ai rapidement commencé à avoir une vie professionnelle très intense, qui me donnait de moins en moins de temps pour m’occuper de maçonnerie.   

AK : Une question maintenant d’ordre privé. Est-ce que tu t’es dévoilé en France et en Pologne ? 

DL : J’ai commencé à le faire depuis quelque temps en France. En Pologne, les gens qui connaissaient jusqu’à présent mon appartenance se comptent sur les doigts d’une main. Ce sont des gens que je considère comme de vrais amis et en qui j’ai une confiance totale. Je ne souhaitais pas afficher mon appartenance tant que je menais une activité professionnelle en Pologne. Dans la mesure où dans le cadre de mes fonctions j’étais appelé à entretenir des contacts avec des représentants de la scène politique toutes tendances confondues, je pense que cela aurait pu être néfaste pour mon activité. Mais en définitive, cette question de se révéler ou pas finit par être … disons curieuse sinon de second plan, et elle m’interpelle depuis longtemps. Est-ce que toi, quand tu te présentes, tu dis „Bonjour, je suis Anna, et je suis catholique „ ? (ou musulmane, ou athée etc…) Je n’ai jamais rien entendu de tel ! C’est pareil si quelqu’un te disait „Bonjour, est-ce que vous êtes catholique ?”. C’est impensable ! Cela appartient uniquement à la sphère privée de chacun. Je ne vois pas pourquoi un Franc-Maçon devrait sortir dans la rue et crier „Je suis maçon !”. Ceux qui exigent de façon si pathétique que les maçons se dévoilent n’ont que de mauvaises intentions visant à faire croire que l’appartenance aux loges a permis de faire carrière ou de se constituer un patrimoine. Rien de plus trompeur. Je connais des Frères au chômage, sans argent etc… En ce qui concerne les carrières, depuis 35 ans de vie maçonnique, je n’ai été témoin d’aucune embauche d’un Frère dans des conditions privilégiées. C’est parfois même le contraire ! Et je conclurai cela en disant qu’en Pologne, tous ceux qui à un moment ou un autre de leur vie professionnelle ont eu à occuper une importante fonction publique et même privée, se sont décidés à se mettre en sommeil de la maçonnerie pendant toute la durée de cette fonction. 

AK: est-ce que tu regrettes quelque chose dans ta carrière maçonnique ? 

DL: ce que j’ai déjà dit à maintes reprises : de ne pas avoir su convaincre les Français du GODF de garder toutes ses loges en Pologne. Je n’ai réussi qu’avec Gabriel Narutowicz. Et puis aussi d’avoir eu  à sérieusement réduire mon activité maçonnique pendant les années très intenses de ma vie professionnelle. Je n’avais plus le temps de visiter ma loge, ni d’autres loges. Maintenant que je suis à la retraite, j’essaie de me rattraper !  

AK: tu as recruté combien de profanes ? 

DL: je ne suis pas un chasseur et ne garde pas leurs têtes comme des trophées. (rires). 

AK: Sur quels critères ? Qui invitais-tu ?  

DL: Avant tout, un candidat doit faire preuve d’une certaine ouverture au monde. Ce doit être quelqu’un qui cherche quelque chose dans sa vie et ne se contente pas de ce qu’il a, qui montre de l’appétit pour cette belle vie que nous avons la chance de posséder et de partager. Il doit aimer la fraternité, les contacts avec les autres, essayer de faire quelque chose d’utile pour la société, s’engager sur les sujets sociaux, aider les autres. Ce sont des qualités essentielles. Les titres ne m’intéressent pas. La Franc-Maçonnerie n’est pas une université. On sait que parfois il ne suffit pas d’avoir de gros bagages intellectuels pour faire un bon franc-maçon, même si bien sûr cela participe beaucoup à l’enrichissement de la loge par l’émulation. Nous avons des professeurs de très haut niveau dans nos loges, et c’est toujours une chance d’avoir des échanges avec des Frères comme eux. Pour moi, c’est le contact humain qui est le plus important.  

AK: Dernière question. Qu’est-ce que t’a apporté la Franc-Maçonnerie ? Et que rien d’autre n’aurait pu t’apporter ?  

DL: Elle m’a donné beaucoup pour mieux apprendre à écouter les autres. Le travail en loge consiste avant tout à écouter ceux qui prennent la parole après l’avoir demandée selon un rituel très organisé. Ce rituel ne permet pas d’interrompre un intervenant, encore moins de se comporter de façon agressive ou injurieuse. C’est une vraie culture du dialogue. Cette méthode m’a beaucoup inspiré dans ma vie professionnelle. En écoutant les autres parler, on finit par ne pas prendre la parole, car souvent tout a été déjà dit plusieurs fois. La méthode maçonnique consiste aussi à faire des synthèses sur des sujets donnés, et cela demande une exigence d’objectivité vis à vis des avis parfois très différents exprimés par les autres membres.  

J’apprécie aussi particulièrement le système de rotation des fonctions dans la loge. Tu occupes pendant un temps la plus haute fonction, et après la fin de ton mandat, qui est toujours limité dans le temps, tu retrouves ta place sur ce que nous appelons les colonnes.  Tout le monde sait que chaque fonction a une fin. C’est très démocratique. Et cela apprend l’humilité. J’ai par contre connu un cas de loge dans laquelle le Vénérable a occupé sa fonction durant 20 ans. Je ne pense pas que cela soit une bonne chose, car la rotation des fonctions permet à chacun d’apprendre à exercer des responsabilités.  La gestion d’un groupe comme peut l’être une loge n’est pas toujours simple, car elle est avant tout faite d’hommes !  Les décisions en loge se prennent de manière collégiale. Comme d’ailleurs à tous les niveaux de l’obédience. C’est le cas du Grand Orient de France, où le Grand Maître remplit une fonction exécutive en accomplissant les décisions prises par le Convent, organe représentatif de toutes les loges de l’obédience, qui ont chacune une voix. Celle de notre loge de Cracovie qui compte une vingtaine de membre a autant de poids que celle d’une loge parisienne comptant une centaine de membres. J’apprécie particulièrement ce mode de fonctionnement, et cela m’a beaucoup apporté personnellement.  

AK: Tu considères donc que la Franc-Maçonnerie est une sorte d’école de la Démocratie …  

DL: Oui, à condition qu’elle soit correctement pratiquée. C’est une des caractéristiques principales des obédiences libérales comme le Grand Orient De France ou le Grand Orient De Pologne. Certaines autres obédiences fonctionnent de manière beaucoup plus pyramidale. 

AK: Quels sont tes souhaits pour l’avenir du GODF en Pologne ? 

DL: Le GODF a sensiblement infléchi sa politique internationale il y a quelques années. Si tu regardes la situation vers les années 1995 et ensuite, la GODF avait une politique consistant à mettre en place des loges, puis leur donner leur autonomie avec la constitution de Grands Orients locaux. Mais au vu de ce qui s’est passé dans de nombreux pays, en Bulgarie, en Tchéquie, voire même en Pologne, où les résultats ne furent pas très enthousiasmants, le GODF a fini par renouer avec une certaine dynamique d’implantation de ses loges dans divers pays Ce qui n’exclut pas la coexistence avec les obédiences existantes. Ceci étant, nous ne sommes pas là pour faire une concurrence stérile avec d’autres obédiences. Chacune d’entre elles a le droit d’exister et de se développer comme elle le souhaite, et nous n’avons de leçons à donner à personne. Mais si un Frère ou une Sœur, ou un candidat profane souhaitent rejoindre le GODF, nous l’accueillerons. Chacun est libre de ses choix. C’est ainsi que nous avons accueilli fin 2020 trois loges du GODRP qui avaient souhaité nous rejoindre, en pratiquant la politique de la main tendue vers des Francs-Maçons en perdition.  Je vois par ailleurs que le GODP a renoué avec la voie du développement et nous ne pouvons tous que nous en réjouir. Dans notre livre, nous avons soulevé à plusieurs reprises les liens entre appartenance maçonnique et préférences nationales. Pour beaucoup de Francs-Maçons polonais, l’appartenance à une loge est une forme de marqueur identitaire en adéquation avec ce qu’ils considèrent comme des référents culturels nationaux. En ce sens, je peux comprendre que de nombreux candidats et membres choisissent de pratiquer la Franc-Maçonnerie dans une obédience nationale. Je répète que ces réflexions sont purement personnelles. Mais je pense que si le GODF doit continuer à fonctionner de façon durable au travers de ses loges dans différents pays, il devrait réfléchir sur la recherche d’une voie étroite permettant à ces loges de fonctionner dans le cadre des règles et des principes fondamentaux de l’obédience, tout en bénéficiant d’une certaine autonomie, dans le respect des usages et des spécificités locales.  

AK: Et au Grand Orient de Pologne, que lui souhaites-tu ? 

Qu’il continue avec détermination sur ce chemin ouvert par les Frères fondateurs au prix de la « sueur et du sang ». Ils ont réussi à mettre fin aux conflits, l’obédience semble s’être stabilisée, notamment grâce aux jeunes génération, Marcin Stańczak en tête.  Je sais que l’obédience mène des réflexions sur son identité, sur sa spécificité, elle prend part à des initiatives inter-obédientielles visant à vulgariser le mouvement, au sens noble bien sûr.  

Je leur souhaite de continuer à se développer sur le territoire polonais mais aussi, pourquoi pas à l’extérieur comme en France, où j’ai entendu dire qu’ils avaient le projet d’établir une loge en langue polonaise.  

ANNA KARGOL – Diplômée de la chaire de Droit et Administration de l’Université Jagiellone de Cracovie. A passé son Doctorat en 2004 au département des Sciences Politiques et Relations Internationales de l’Université Jagiellone et a reçu son titre de Docteur Agrégé à l’Université Pédagogique en 2017. Travaille en tant que professeur à l’Académie Andrzej Frycz Modrzejewski de Cracovie. Autrice de plusieurs ouvrages: « L’ordre des fils de l’alliance », « La loge cracovienne ‘Solidarność’ 1892-1938 » (Varsovie, 2013), « Le long de l’échelle de Jacob » (Varsovie, 2013), »Strug, biographie politique » (Cracovie-Varsovie, 2016), et de nombreux articles touchant à l’histoire de la Franc-Maçonnerie polonaise et à l’histoire et la culture des Juifs polonais. Analyste des domaines maçonniques et paramaçonniques dans la culture, l’histoire et la pensée politique polonaise, principalement dans la période de l’entre-deux guerres.

DOMINIQUE LESAGE – (né le 12 novembre 1951 à Nancy). Diplômé de l’École Nationale des Beaux-Arts, ingénieur bâtiment, acteur et réalisateur de théâtre, cadre dirigeant dans différentes société françaises établies en Pologne. Possède la nationalité polonaise depuis2008. Fondateur de la « Fondation Saint Exupéry Pologne ».Ancien délégué auprès de la Chambre de Commerce et d’Industrie française en Pologne.Nommé en 2005 puis en 2014 par le Ministre de la Culture au Conseil de l’Institut Polonais de l’Art Cinématographique.Membre de l’Assemblée des Conseillers du Commerce Extérieur de 2007 à 2015.Initié en 1986 dans la loge « Union et Fraternité » à Caen. Il fut un des acteurs de la reconstruction de la Franc-Maçonnerie polonaise à partir de l’année 1990, jusqu’à la constitution duGrand Orient de Pologne en 1997. Co-fondateur de la loge « Gabriel Narutowicz » en 1992. Garant d’amitié du GODF auprès de l’ensemble de la Franc-Maçonnerie polonaise


Entretien avec Dominique Lesage

juin 2020 et septembre 2021, Cracovie

Anna Kargol: Dominique, quand es-tu venu pour la première fois en Pologne ?

Dominique Lesage: Au tout début de l’année 1976 et j’en suis reparti fin décembre 1979, soit un séjour de presque 4 ans. Pendant les deux premières années j’ai bénéficié d’une bourse du Ministère desAffaires Étrangères. Puis j’ai été engagé sur la base d’un contrat de travail en tant qu’acteur dans le théâtre où je jouais. C’était le seul moyen de continuer à rester en Pologne, et je crois avoir été un des rares Français à obtenir une carte de séjour.J’ai alors pleinement pris la mesure de la réalité polonaise de l’époque.

AK: tu étais déjà franc-Maçon?

DL: Non, j’ai été initié dans la loge „Union et Fraternité” à l’Orient de Caen en Normandie en1986.

AK: tu as vécu en Pologne dans les années 70, avant l’état de guerre. Qu’est-ce qui pour toi était le plus choquant, en tant que Français, dans la réalité polonaise?

DL: J’avais une approche complétement indifférente vis à vis des choses matérielles. Comme peut-être d’ailleurs n’importe quel jeune de mon âge, surtout dans les milieux artistiques. Nous nous moquions totalement d’avoir quelque chose à manger, et donc nous ne nous sentions pas concernés par les queues dans les magasins. C’est simple, nous ne faisions jamais la queue. Je me rappelle qu’à un certain moment, j’avais reçu des cartes de rationnement, comme tous les salariés. Lorsque je rendais visite à ma famille en France, ma mère me racontait en rigolant qu’il y avait eu la même chose en France pendant la guerre. C’était pour moi une forme d’exotisme, dans la mesure où j’étais complétement indifférent au fait d’avoir ou non du sucre ou du beurre. Ce qui m’a peut-être le plus fasciné chez les Polonais demon entourage, c’était leur relation très particulière vis à vis des autorités et du régime. Il existait alors un concept appelé « émigration intérieure », qui consistait à ne pas prendre part à ce qui se passait dans le pays à l’initiative du régime.J’ai beaucoup aimé aussi l’attitude disons „distanciée” des Polonais face àla censure, y compris d’ailleurs parmi certains membres des autorités!Bien sûr tout n’était pas rose. C’était l’époque des débuts de la contestation politique. J’ai un jour été arrêté et contrôlé aux abords de la gare de Cracovie, car un leader de l’opposition devait arriver, et les services surveillaient tout le monde. Mais ce qui me plaisait aussi beaucoup à l’époque, c’était la grande solidarité que montraient les Polonais envers soi. Chacun trouvait de l’aide si besoin, en frappant à la porte du voisin. Cela a disparu aujourd’hui, ce n’est plus le même monde.

AK: Je confirme, ce n’est plus le même monde. Et si tu devais donner une opinion sur la société polonaise d’aujourd’hui, est-ce que tu penses que les Polonais possèdent les qualités requises pour être Francs-Maçons? Et de manière plus générale, qu’est-ce qui selon toi fait qu’une société est plus en mesure qu’une autre d’accepter la Franc-Maçonnerie? Est-ce que si tu visites tel pays ou telle ville, tu as le sentiment que ses habitants feraient de bons maçons, et d’autre pas?

DL: C’est une question très complexe. D’un certain côté, nous voyons que la Franc-Maçonnerie ne peut se développer que dans les régimes démocratiques. Là où il n’y a pas de démocratie, il n’y a pas de franc-Maçonnerie.

AK: Formellement?

DL: Oui, car à l’exception de Cuba, où la Franc-Maçonnerie est très développée, peut-être en raison d’un certain anticléricalisme et aussi parce qu’en l’autorisant il est plus facile de la contrôler, je ne connais pas d’autre exemple au monde où elle existerait dans ce type de régime. D’un autre côté, nous disons que chacun peut devenir franc-maçon, pour peu qu’il soit libre et de bonnes mœurs. Rien n’empêche donc quiconque en Pologne de devenir maçon. Bien sûr, cela demande quelques prédispositions, comme une certaine ouverture sur le monde, aux diversités d’opinions, de croyances, d’appartenances ethniques. La Franc-maçonnerie n’exclut personne. En raison des convictions religieuses pas exemple.Nous avons cependant une ligne infranchissable :quiconque exprime des opinions fascisantes ou racistes ne peut faire partie de nos loges, car c’est en totale contradiction avec nos principes et nos idéaux

AK: en regardant le paysage maçonnique polonais actuel, et ses modestes résultats après trente ans d’existence, quels sont selon toi les raisons de ce faible développement?

DL: je pense tout d’abord que la Franc-maçonnerie polonaise a peiné à faire parler d’elle: d’une part en raison du faible intérêt montré par les médias, hormis bien sûr pour les aspects sensationnels, mais aussi d’autre part en raison des réticences de certains Frère set Sœurs à s’exprimer publiquement.Une autre raison est peut-être à chercher dans le fait qu’à l’époque où sont apparues les premières loges, les candidatures venaient de milieux considérés comme appartenant à l’«élite» (je dis cela entre guillemets) financière et intellectuelle. Certains candidats sont entrés en loge en pensant y faire des affaires, d’autre en rêvant d’y trouver une forme de réveil intellectuel dans la continuité nostalgique de la Pologne d’avant-guerre.Mais les uns et les autres ont fini par être déçus et ont quitté les loges. La lueur d’espoir vient à mon avis des classes moyennes, comme nous les voyons émerger aujourd’hui en Pologne. Comme partout d’ailleurs dans notre réalité contemporaine, la Franc-maçonnerie libérale se développe principalement dans ces classes moyennes. Mais le principal problème réside peut-être dans le fait que la Franc-maçonnerie polonaise n’a pas réussi encore à se trouver une identité propre. Je ne parle ici que de la tendance «libérale». Doit-elle suivre l’exemple français en s’intéressant sans ambiguïté aux sujets considérés comme fondamentaux pour la république? Doit-elle au contraire selon le modèle anglais se limiter à des préoccupations philosophiques et historiques? Ou bien s’inspirer du modèle américain en se transformant en club de services s’occupant d’actions caritatives? etc… Je me garde d’apporter une réponse, car c’est aux seuls Maçons polonais de l’apporter. Par contre, je sais que seule une promesse clairement formulée par la définition d’une identité sera de nature à attirer les candidats. La Franc-maçonnerie libérale française a construit son identité avant tout à partir du combat pour une laïcité non exclusive et rassembleuse. Cette séparation de l’Église et de l’État est un des piliers fondamentaux de notre république, et cette conception est mal comprise en Pologne et peu pratiquée.

AK :Ce concept est mal compris en Pologne

DL :Il me semble que sous ce concept de laïcité, les opposants à la franc-maçonnerie ne veulent voir qu’un objet de lutte avec l’Église. Ce qui est totalement faux! Il y a même eu dans l’histoire des cas d’hommes religieux qui ont été initiés. Je crois même savoir qu’un Pasteur est membre d’une loge polonaise. Moi-même j’ai fait connaissance de nombreux prêtres polonais, des gens formidables vis à vis des quels je n’ai jamais caché mon admiration et mon respect, pour leur ouverture d’esprit et leur tolérance.

AK: Qu’est-ce qui à ton avis différencie la franc-maçonnerie polonaise de la française? Est-ce qu’il te semble que la franc-maçonnerie polonaise ait une approche différente de la polonaise sur la question de savoir ce qui est politique ou ne l’est pas?

DL: La Franc-Maçonnerie française, ou pour être plus précis, le Grand Orient de France s’est toujours préoccupé de sujets sociétaux comme la peine de mort et l’avortement dans le passé, et aujourd’hui, des questions d’égalité homme/femmes, d’immigration, d’environnement, d’intelligence artificielle, y compris depuis un andes sujets liés à la pandémie. Je remarque qu’en Pologne, il y a certains de ces sujets que les Francs-Maçons peinent à aborder, probablement dans la peur de se voir accuser d’ingérence, selon le schéma „les Frères veulent régir le monde»! C’est dommage, car l’exemple français prouve à quel point l’apport des Francs-Maçons sur ces sujets a été riche et utile. Les hommes politiques français–à quelques exceptions près–n’hésitent d’ailleurs pas à inviter les francs-maçons à venir partager leurs réflexions. Dernièrement, lorsqu’il a été question de modifier la loi de 1905 sur la laïcité, le Grand Maître du GODF a été invité en compagnie des représentants d’autres obédiences au palais de l’Élysée pour présenter au Président de laRépublique les conclusions des réflexions des Frères et des Sœurs sur le sujet. Je doute qu’une telle situation puisse se produire avant longtemps en Pologne. En tous cas, je ne serai plus là pour le voir! On observe donc des différences, y compris dans notre loge cracovienne, qui pourtant dépend du Grand Orient de France, lorsque nous sont communiqués les thèmes annuels proposés à la réflexion des loges. On sent bien que certains Frères préféreraient réfléchir sur des sujets éloignés de ceux qui sont communément abordés en France. Ici, le problème de l’immigration par exemple est complétement passé sous silence. Quant au sujet de l’avortement, il reste très sensible en Pologne où il continue de se mesurer à une forte opposition sociale, même si cela est en train de changer petit à petiten raison de l’inexplicable durcissement du cadre législatif.

AK: Cela m’amène à te poser une autre question : est-ce que tu penses que la maçonnerie polonaise libérale est en train de dériver vers une forme de conservatisme, à l’image de la Grande Loge Nationale par exemple? Pourtant avant la dernière guerre, la Grande Loge Nationale était à l’époque très politisée et s’identifiait plutôt au „modus vivendi» qui caractérise la maçonnerie française. C’est un vrai changement!

DL: C’est exact! Pour revenir sur ce que tu dis, la Franc-Maçonnerie polonaise du début du 20ème siècle a été réveillée avec l’aide des Français pour le Grand Orient et des Italiens pour la Grande Loge Nationale. On sait que le propre frère de Pilsudski était maçon, et lorsqu’il a envoyé une délégation à Versailles pour assister à la signature du Traité de Versailles, trois francs-maçons en faisaient partie. Mais la montée des nationalismes a ensuite tout bouleversé. Et à part le réveil de la loge « Kopernik » dans la clandestinité, rien ne s’est passé. Dans les années 70, des émissaires du GODF sont venus rencontrer Gierek afin de lui faire part de leur intention d’installer des loges en Pologne. Après réflexion, il a refusé. En fait, il ne souhaitait pas mettre des bâtons dans les roues de l’Église, avec laquelle il préférait maintenir le dialogue sans créer une situation conflictuelle qu’aurait forcément provoquée la présence de loges en Pologne. Ce qui de facto a permis à l’Église de rester la seule gardienne des valeurs morales.  Tout comme d’ailleurs la lutte avec le régime. Ainsi tous ceux qui s’opposaient au régime se tournaient vers l’Église de façon naturelle. Ce qui a pour longtemps, pratiquement jusqu’à aujourd’hui, retiré à la maçonnerie la possibilité de représenter une quelconque alternative dans la recherche de valeurs.  À la chute du régime communiste en 1989, on pensait en France que le moment était venu pour que les gens commencent à rechercher une voie alternative à celle de l’église. Sans bien sûr diminuer le rôle exceptionnel qu’a joué l’Église dans le processus de libéralisation, avec jean Paul II à sa tête. Mais par manque d’information, ou de culture sur le sujet, la société n’a pas compris que la franc-maçonnerie pouvait représenter une voie supplémentaire en tant qu’alternative ouverte n’excluant personne, et non pas comme une alternative fermée de type « ou bien, ou bien ». Elle a préféré se satisfaire du stéréotype d’une maçonnerie préoccupée uniquement par la lutte avec le clergé. Donc, s’il faut choisir, il est normal que les gens en majorité se tournent vers l’Église. Pourtant, je le répète, l’appartenance à l’un n’exclut pas du tout l’appartenance à l’autre ! D’ailleurs, la Maçonnerie n’est pas une religion ! Donc ce n’est pas comparable.  

AK : cette attitude vis à vis de la Maçonnerie en Pologne ne semble pas évoluer. 

DL : Il nous est arrivé de rencontrer des candidats qui se déclaraient en totale opposition avec les valeurs de l’Église. Mais ils ont vite remarqué que nous traitons ces questions de façon très ouverte, et que chacun peut venir chez nous, qu’il soit catholique ou non. Pendant nos travaux en Loge, il y a toujours un livre blanc ouvert sur l’autel des serments, qui symbolise le livre de la loi sacrée que chacun peut considérer comme le sien : la Bible, le Coran, la Thora etc…  

AK : Je me rappelle mon premier entretien avec toi, que j’avais eu dans le cadre de mon de diplôme de maîtrise en 1999. Je ne comprenais pas très bien cette notion de Livre Blanc, ce qui montrait à quel point j’étais attachée à la compréhension traditionnelle du livre de la loi religieuse, et c’est toi qui m’as expliqué qu’il ne s’agit que d’œcuménisme.   

DL : il ne s’agit effectivement de rien d’autre. La Maçonnerie libérale s’appuie sur un laïcisme ouvert, qui n’exclut personne, ce qui est la vraie définition de la laïcité : l’ouverture à toutes les croyances.  

AK : Quels sont les éléments de la maçonnerie française que vous avez réussi à transplanter en Pologne, et ceux qui ne s’y prêtent absolument pas ?  

DL : Je pense avant tout à ce qui touche aux concepts républicains, qui sont compris d’une manière différente par la majorité des Maçons polonais. Ici, ce sont tout d’abord les concepts de „patriotisme”, „valeurs nationales”, „Nation”. Sans bien entendu renier le besoin légitime – eu égard à son histoire – que peut avoir un pays comme la Pologne de se référer à ces notions, je crains qu’elles portent en elles les risques de faire germer des menaces comme l’isolationnisme, le nationalisme, la xénophobie etc. … qui sont contraires avec nos principes.  

En ce qui concerne certains aspects plus terre à terre, je pense que certaines règles, certains rituels, certains textes administratifs ont été adaptés en Pologne de façon trop formelle, comme par exemple les sujets liés à la Justice Maçonnique. Cela m’inquiète beaucoup de voir la façon avec laquelle on s’est amusé ici avec des interprétations d’articles, en lançant des procédures sans fin etc…  

Ce que je regrette ici, c’est une certaine forme de formalisme un peu rigide dans la pratique du rituel. Il manque souvent la légèreté que l’on retrouve dans les loges françaises. 

AK : Comme si tout le monde était né franc-maçon … (rires)   

DL : oui ! En Pologne, on a un peu l’impression que tout le monde essaye de suivre le rituel avec beaucoup d’efforts, avec zèle et acharnement !  Alors au bout du compte, il faut reconnaitre qu’ils font cela parfois mieux qu’en France, mais avec lourdeur et tension. Comme je l’ai déjà dit, il manque à mon avis dans les loges des travaux de réflexion sur les sujets sociétaux, même si je dois reconnaître que les sujets traités, philosophiques ou symboliques sont le plus souvent d’un très haut niveau et n’ont rien à envier aux travaux de nombreuses loges françaises sur ces sujets.  

AK: Parlons des faits. Tu es considéré en Pologne comme un des pères fondateurs de la Franc-Maçonnerie polonaise. Tu as créé la loge „Gabriel Narutowicz”, mais tu as aussi joué un rôle très important dans „Wolność Przywrócona”, et c’est le but de ma question. Je sais que tu étais opposé à la création du Grand Orient de Pologne, et tu t’es engagé ensuite dans le sauvetage d’une de ses loges. Pourrais-tu nous en dire plus et nous expliquer pourquoi tu as fait cela, et pourquoi tu as ensuite quitté „Wolność Przywrócona” ?  

DL : (Rires) Restons modeste et regardons les faits. Dieu merci, je n’étais pas tout seul. D’autres ont joué au début un rôle plus important que le mien. Je pense notamment à Stavrevich, Śniadach de Lille Andrzejewski, Ligęza, qui étaient très engagés au tout début. Comme eux, je connaissais le pays et la langue. Début 1996, j’y suis revenu pour la seconde fois pour des raisons professionnelles. Je ne savais d’ailleurs pas pour combien de temps. Je pensais rester deux ou trois ans, … et j’y suis encore ! En fait, j’ai eu la chance de me trouver au bon endroit au bon moment. En ce qui concerne „Wolność Przywróconą” j’habitais à l’époque à Varsovie et je faisais le voyage à Cracovie pour assister aux travaux de la loge que j’avais contribué à créer quelques années auparavant. La loge varsovienne était en pleine crise, en raison notamment de la création d’autres loges, les Frères se sont mis à douter et se sont adressés à moi pour les aider. Je ne dirais pas que je suis le seul „sauveur” de cette loge. Je pense qu’elle s’est sauvée d’elle-même, grâce aux efforts communs. J’ai simplement essayé de mettre en place des principes issus de mon expérience dans les loges françaises, ce qui au final s’est avéré payant.   

AK : Tu as quand même reçu le titre de „Vénérable d’Honneur de la Loge » pour avoir sauvé cette loge.  

DL : Aujourd’hui plus personne ne s’en rappelle. Les gens ont changé. Le flux incessant des membres entre loges et obédiences est d’ailleurs une des caractéristiques de la Franc-Maçonnerie polonaise.   Je ne connais plus personne des débuts qui soit encore actif aujourd’hui. Et je dois être un des derniers ! Contrairement à ce que l’on pourrait croire, cela ne me réjouit pas spécialement ! Andrzejewski garde encore quelques contacts, Stavrevitch s’occupe de la Serbie et ni lui ni Ligęza ne viennent quasiment plus en Pologne, et les « anciens » Lillois ont laissé la place aux jeunes, qui continuent à apporter leur soutien à Nadzieja. Il y a encore Alicja Dworak du DH qui est encore active. Elle a été initiée en France avant la renaissance polonaise. A part elle, il n’y a plus personne.  

Ces flux incessants viennent d’une certaine approche typiquement polonaise, selon laquelle tout nouveau membre possède sa propre vision de la Franc-Maçonnerie. Il a du mal à comprendre que la construction de la maçonnerie ne se fait qu’avec l’apport personnel de chacun et commence par les fondations en se terminant par le toit. Ils viennent en pensant qu’ils adhérent à une super „élite” dont ils vont tout recevoir d’un coup. Mais l’élitisme en loge ne s’acquiert que petit à petit. C’est un but dont on ne peut se rapprocher qu’en apprenant à se perfectionner soi-même. Ce n’est pas un état que l’on obtient par simple adhésion. Quand ils ont fait le constat que les choses ne vont pas comme ils le souhaitaient, certains n’ont rien fait pour améliorer la situation. Et quand ils voient qu’il devient indispensable de faire quelque chose, alors on assiste à des scissions dans les loges. On l’a vu avec la scission de nombreuses loges, voire du GODRP. Ils étaient mécontents, avaient le plus souvent de bonnes raisons de l’être, mais plutôt que de changer les choses de l’intérieur, ils ont pratiqué l’ « émigration intérieure ».Mais peut-être n’y avait-il plus d’autre issue. Tout cela explique cependant la raison de mon engagement dans „Wolność Przywrócona”. Si il restait à l’époque une chance de redresser la situation, alors il fallait la saisir sans tarder et ne pas s’enfuir.   

Pourquoi j’en suis parti ensuite ? J’ai toujours été opposé à la création du GODP, et j’ai donc fini par me poser la question de savoir ce que j’y faisais ! Par ailleurs, le fonctionnement démocratique de la loge dont j’étais Vénérable m’obligeait à entériner les décisions qui étaient prises au niveau de l’obédience et de la loge, même si je n’étais pas d’accord avec. Enfin, je ne souhaitais pas appartenir en même temps au GODP et au GODF. 

Et puis j’ai rapidement commencé à avoir une vie professionnelle très intense, qui me donnait de moins en moins de temps pour m’occuper de maçonnerie.   

AK : Une question maintenant d’ordre privé. Est-ce que tu t’es dévoilé en France et en Pologne ? 

DL : J’ai commencé à le faire depuis quelque temps en France. En Pologne, les gens qui connaissaient jusqu’à présent mon appartenance se comptent sur les doigts d’une main. Ce sont des gens que je considère comme de vrais amis et en qui j’ai une confiance totale. Je ne souhaitais pas afficher mon appartenance tant que je menais une activité professionnelle en Pologne. Dans la mesure où dans le cadre de mes fonctions j’étais appelé à entretenir des contacts avec des représentants de la scène politique toutes tendances confondues, je pense que cela aurait pu être néfaste pour mon activité. Mais en définitive, cette question de se révéler ou pas finit par être … disons curieuse sinon de second plan, et elle m’interpelle depuis longtemps. Est-ce que toi, quand tu te présentes, tu dis „Bonjour, je suis Anna, et je suis catholique „ ? (ou musulmane, ou athée etc…) Je n’ai jamais rien entendu de tel ! C’est pareil si quelqu’un te disait „Bonjour, est-ce que vous êtes catholique ?”. C’est impensable ! Cela appartient uniquement à la sphère privée de chacun. Je ne vois pas pourquoi un Franc-Maçon devrait sortir dans la rue et crier „Je suis maçon !”. Ceux qui exigent de façon si pathétique que les maçons se dévoilent n’ont que de mauvaises intentions visant à faire croire que l’appartenance aux loges a permis de faire carrière ou de se constituer un patrimoine. Rien de plus trompeur. Je connais des Frères au chômage, sans argent etc… En ce qui concerne les carrières, depuis 35 ans de vie maçonnique, je n’ai été témoin d’aucune embauche d’un Frère dans des conditions privilégiées. C’est parfois même le contraire ! Et je conclurai cela en disant qu’en Pologne, tous ceux qui à un moment ou un autre de leur vie professionnelle ont eu à occuper une importante fonction publique et même privée, se sont décidés à se mettre en sommeil de la maçonnerie pendant toute la durée de cette fonction. 

AK: est-ce que tu regrettes quelque chose dans ta carrière maçonnique ? 

DL: ce que j’ai déjà dit à maintes reprises : de ne pas avoir su convaincre les Français du GODF de garder toutes ses loges en Pologne. Je n’ai réussi qu’avec Gabriel Narutowicz. Et puis aussi d’avoir eu  à sérieusement réduire mon activité maçonnique pendant les années très intenses de ma vie professionnelle. Je n’avais plus le temps de visiter ma loge, ni d’autres loges. Maintenant que je suis à la retraite, j’essaie de me rattraper !  

AK: tu as recruté combien de profanes ? 

DL: je ne suis pas un chasseur et ne garde pas leurs têtes comme des trophées. (rires). 

AK: Sur quels critères ? Qui invitais-tu ?  

DL: Avant tout, un candidat doit faire preuve d’une certaine ouverture au monde. Ce doit être quelqu’un qui cherche quelque chose dans sa vie et ne se contente pas de ce qu’il a, qui montre de l’appétit pour cette belle vie que nous avons la chance de posséder et de partager. Il doit aimer la fraternité, les contacts avec les autres, essayer de faire quelque chose d’utile pour la société, s’engager sur les sujets sociaux, aider les autres. Ce sont des qualités essentielles. Les titres ne m’intéressent pas. La Franc-Maçonnerie n’est pas une université. On sait que parfois il ne suffit pas d’avoir de gros bagages intellectuels pour faire un bon franc-maçon, même si bien sûr cela participe beaucoup à l’enrichissement de la loge par l’émulation. Nous avons des professeurs de très haut niveau dans nos loges, et c’est toujours une chance d’avoir des échanges avec des Frères comme eux. Pour moi, c’est le contact humain qui est le plus important.  

AK: Dernière question. Qu’est-ce que t’a apporté la Franc-Maçonnerie ? Et que rien d’autre n’aurait pu t’apporter ?  

DL: Elle m’a donné beaucoup pour mieux apprendre à écouter les autres. Le travail en loge consiste avant tout à écouter ceux qui prennent la parole après l’avoir demandée selon un rituel très organisé. Ce rituel ne permet pas d’interrompre un intervenant, encore moins de se comporter de façon agressive ou injurieuse. C’est une vraie culture du dialogue. Cette méthode m’a beaucoup inspiré dans ma vie professionnelle. En écoutant les autres parler, on finit par ne pas prendre la parole, car souvent tout a été déjà dit plusieurs fois. La méthode maçonnique consiste aussi à faire des synthèses sur des sujets donnés, et cela demande une exigence d’objectivité vis à vis des avis parfois très différents exprimés par les autres membres.  

J’apprécie aussi particulièrement le système de rotation des fonctions dans la loge. Tu occupes pendant un temps la plus haute fonction, et après la fin de ton mandat, qui est toujours limité dans le temps, tu retrouves ta place sur ce que nous appelons les colonnes.  Tout le monde sait que chaque fonction a une fin. C’est très démocratique. Et cela apprend l’humilité. J’ai par contre connu un cas de loge dans laquelle le Vénérable a occupé sa fonction durant 20 ans. Je ne pense pas que cela soit une bonne chose, car la rotation des fonctions permet à chacun d’apprendre à exercer des responsabilités.  La gestion d’un groupe comme peut l’être une loge n’est pas toujours simple, car elle est avant tout faite d’hommes !  Les décisions en loge se prennent de manière collégiale. Comme d’ailleurs à tous les niveaux de l’obédience. C’est le cas du Grand Orient de France, où le Grand Maître remplit une fonction exécutive en accomplissant les décisions prises par le Convent, organe représentatif de toutes les loges de l’obédience, qui ont chacune une voix. Celle de notre loge de Cracovie qui compte une vingtaine de membre a autant de poids que celle d’une loge parisienne comptant une centaine de membres. J’apprécie particulièrement ce mode de fonctionnement, et cela m’a beaucoup apporté personnellement.  

AK: Tu considères donc que la Franc-Maçonnerie est une sorte d’école de la Démocratie …  

DL: Oui, à condition qu’elle soit correctement pratiquée. C’est une des caractéristiques principales des obédiences libérales comme le Grand Orient De France ou le Grand Orient De Pologne. Certaines autres obédiences fonctionnent de manière beaucoup plus pyramidale. 

AK: Quels sont tes souhaits pour l’avenir du GODF en Pologne ? 

DL: Le GODF a sensiblement infléchi sa politique internationale il y a quelques années. Si tu regardes la situation vers les années 1995 et ensuite, la GODF avait une politique consistant à mettre en place des loges, puis leur donner leur autonomie avec la constitution de Grands Orients locaux. Mais au vu de ce qui s’est passé dans de nombreux pays, en Bulgarie, en Tchéquie, voire même en Pologne, où les résultats ne furent pas très enthousiasmants, le GODF a fini par renouer avec une certaine dynamique d’implantation de ses loges dans divers pays Ce qui n’exclut pas la coexistence avec les obédiences existantes. Ceci étant, nous ne sommes pas là pour faire une concurrence stérile avec d’autres obédiences. Chacune d’entre elles a le droit d’exister et de se développer comme elle le souhaite, et nous n’avons de leçons à donner à personne. Mais si un Frère ou une Sœur, ou un candidat profane souhaitent rejoindre le GODF, nous l’accueillerons. Chacun est libre de ses choix. C’est ainsi que nous avons accueilli fin 2020 trois loges du GODRP qui avaient souhaité nous rejoindre, en pratiquant la politique de la main tendue vers des Francs-Maçons en perdition.  Je vois par ailleurs que le GODP a renoué avec la voie du développement et nous ne pouvons tous que nous en réjouir. Dans notre livre, nous avons soulevé à plusieurs reprises les liens entre appartenance maçonnique et préférences nationales. Pour beaucoup de Francs-Maçons polonais, l’appartenance à une loge est une forme de marqueur identitaire en adéquation avec ce qu’ils considèrent comme des référents culturels nationaux. En ce sens, je peux comprendre que de nombreux candidats et membres choisissent de pratiquer la Franc-Maçonnerie dans une obédience nationale. Je répète que ces réflexions sont purement personnelles. Mais je pense que si le GODF doit continuer à fonctionner de façon durable au travers de ses loges dans différents pays, il devrait réfléchir sur la recherche d’une voie étroite permettant à ces loges de fonctionner dans le cadre des règles et des principes fondamentaux de l’obédience, tout en bénéficiant d’une certaine autonomie, dans le respect des usages et des spécificités locales.  

AK: Et au Grand Orient de Pologne, que lui souhaites-tu ? 

Qu’il continue avec détermination sur ce chemin ouvert par les Frères fondateurs au prix de la « sueur et du sang ». Ils ont réussi à mettre fin aux conflits, l’obédience semble s’être stabilisée, notamment grâce aux jeunes génération, Marcin Stańczak en tête.  Je sais que l’obédience mène des réflexions sur son identité, sur sa spécificité, elle prend part à des initiatives inter-obédientielles visant à vulgariser le mouvement, au sens noble bien sûr.  

Je leur souhaite de continuer à se développer sur le territoire polonais mais aussi, pourquoi pas à l’extérieur comme en France, où j’ai entendu dire qu’ils avaient le projet d’établir une loge en langue polonaise.  

Liberté Egalité Fraternité SUR LES RIVES DE LA VISTULA
1990 – 2020
30 ANS DE FRANC-MAÇONNERIE LIBérALE EN POLOGNE

© DOMINIQUE LESAGE / ANNA KARGOL